La Neusdadt de Strasbourg

La Neustadt, littéralement ville nouvelle, bâtie après l’annexion de l’Alsace-Moselle
en 1870 par l’empire allemand, couramment qualifiée de Ville impériale, quartier allemand ou quartier impérial… recèle une histoire complexe et diversement appréciée.

On la considère aujourd’hui d’un regard bienveillant, à l’heure où l’extension du secteur sauvegardé de Strasbourg porte sur son axe impérial et où la question d’une inscription sur la liste du Patrimoine mondial de l’humanité est plus que jamais d’actualité, avec ou sans ses cousines germaines de Metz et Thionville. Alors, tentons ici de comprendre ce qui en fit une des expériences urbaines les plus insolites et les plus exceptionnelles sur le sol français.

Essor urbain au sein de l’empire allemand

Le siège de 1870 durera plus d’un mois et demi et laisse la ville démoralisée et ruinée. Strasbourg devient, du jour au lendemain, la “terre d’empire” ou “Reichsland”, avec à sa tête un Statthalter -un gouverneur choisi par l’Empereur. Une chance pour Strasbourg qui voit la fondation d’une grande université et la création de ministères régionaux. Les fonctionnaires, les militaires et les hommes d’affaires rejoignent alors une population majoritairement d’origine rurale. La ville se reconstruit de 1871 à 1875, pansant ses blessures de guerre, faubourgs sinistrés à 90 %, avant de penser son extension et de passer du projet à l’élaboration finale, de 1875 à 1880.

La ville était, en effet, parvenue à ses limites et étouffait dans sa structure, héritage du XVe siècle, comme l’écrivait alors le journal L’Alsace: « Strasbourg étouffait spatialement dans sa cuirasse de pierre -Steinpanzer-, il serait temps de lui donner la possibilité de respirer librement. » C’est ainsi que, de 1870 à 1918, la ville devient le maître d’œuvre, le maître d’ouvrage et l’entrepreneur de son propre développement : elle triple sa superficie et ce n’est pas par la voie du concours ouvert qu’elle procédera, mais en faisant appel à deux architectes concurrents, de culture et d’approche différentes, puisque l’un est l’envoyé de Berlin, le kônigliche Baurat, August Orth, et l’autre, l’architecte de la Ville, Geoffroy Conrath, depuis 1849.

Les deux projets feront l’objet d’une réaction locale forte, qui dénoncera la vision idéaliste de cette Neustadt. C’est finalement le projet de Conrath qui s’impose, prenant le parti de préserver la vieille ville et d’établir un tracé orthogonal, avantage pour l’utilisation du foncier et la monumentalité des édifices cultuels et civils -centres des pouvoirs et du savoir-, tel que le Kayserpalast, devenu Palais du Rhin en 1919 après le traité de Versailles, et aujourd’hui siège de la Drac-Alsace. Ce même palais fut l’objet d’un référendum dans les années 1960 sur sa conservation ou sa démolition… C’est dire si le sujet était encore sensible, vingt ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, et le regard sur la ville impériale encore diversement partagé.

L’expansion de la ville s’inscrit dans l’essor urbain de l’empire allemand qui voit alors sa population augmenter d’un tiers en 1870 puis de deux tiers en 1900. Les fonctionnaires allemands s’établissent dans une ville saine et organisée, après la démolition de la vieille forteresse de Specklin et Vauban, et le déclassement des terrains militaires et leur lotissement sur une surface gagnée de près de quatre cents hectares. Là où champs et jardins s’offraient à la vue, marquant assez nettement la limite de la ville, la campagne va s’urbaniser. Cette frontière entre bâti et campagne fera l’objet d’un soin attentif et le travail -remarquable- de couture urbaine est encore aujourd’hui apprécié et perceptible, tant les transitions s’opèrent naturellement par un jeu de perspectives et de liaisons hiérarchisées.

Les grandes parcelles loties favoriseront la construction le long des axes fixés par la loi de 1879, établissant hiérarchiquement quatre catégories de rues : de la Ringstrasse à l’avenue Moyenne, en passant par la Grande avenue, telle l’avenue des Vosges. Ces avenues plantées contribuent à un effet “ville-parc”. Le gabarit des rues, fixé dès 1880 à un volume constitué d’un rez-de-chaussée et de trois étages, sera modifié en 1900 par le gabarit standard des immeubles en R + 4 étages. Soucieux d’éviter les dérives dans la mise en œuvre du plan d’extension, le maire obtiendra de la “Délégation d’Alsace-Lorraine” le vote d’une loi qui porte sur les « restrictions de la liberté de bâtir dans les nouvelles parties de la Ville de Strasbourg » le 21 mai 1879. Si l’extension n’est pas remise en cause, elle est freinée par l’opposition d’une frange de la population -Strasbourgeois de souche- qui habite la vieille ville et boude la nouvelle. Pourtant, cette vieille ville était l’une des plus insalubres d’Europe, avec un taux de mortalité infantile impressionnant, de nombreux taudis et des rues étroites de moins de trois mètres de large, le plus souvent. Les nouveaux appartements de standing, aux plafonds élevés, de la Neustadt sont, quant à eux, équipés de l’eau courante et de toilettes à tous les étages, du gaz et du tout-à-l’égout (certaines plaques sont encore présentes sur les rez-de-chaussée de ces immeubles : « Gas in allen Etagen »).

De l’expansion et de l’esthétique des villes

Toutefois, on remarquera que sur aucun plan ne figure un secteur réservé à l’habitat social, et que cette forme d’extension va à l’encontre de la théorie des cités-jardins, apparues sensiblement à la même époque, en Angleterre et en Autriche, qui se proposait de limiter le développement des villes en leur adjoignant des villes satellites. À l’instar des grandes cités allemandes, telles que Cologne, Essen et Francfort, la formalisation principale de la conception germanique de la croissance de la ville est le plan d’extension. Énoncé dans des ouvrages majeurs de Baumeister, Stübben et Camillo Sitte, l’art de bâtir les villes tenait compte des aspects fonctionnels, hygiéniques, juridiques et, bien sûr, esthétiques de la ville. Les règles consignées dans ces ouvrages donneront aux urbanistes des modèles, des exemples et des normes repris dans l’encyclopédie Das Handbuch der Architektur en 1890, et diffusés lors des expositions d’urbanisme majeures à Dresde, Berlin et Francfort de 1903 à 1912.

Camillo Sitte accompagne la réflexion de Baumeister et Stübben, rappelant clairement sa préoccupation croissante, en tant qu’urbaniste, d’un esthétisme du pittoresque. Il convient qu’une planification urbaine s’impose, mais souligne l’urgence de définir un Art urbain.

La ville est donc considérée comme un support de cheminements provoquant des sentiments divers : « À chaque instant, le tableau varie, en même temps que les impressions ressenties. » Attendez-vous, lors de votre prochaine visite à Strasbourg, autour de l’église Saint-Guillaume, à un point de vue toujours renouvelé.

Pourtant, c’est cette même théorie défendue par Camillo Sitte sur l’Art urbain, tel qu’envisagé en Allemagne, que Le Corbusier critiquera fortement dans Urbanisme-Paris, écrivant alors : « Le mouvement est parti d’Allemagne, conséquence d’un ouvrage de Camillo Sitte sur l’urbanisme, ouvrage plein d’arbitraire […]. Preuve était donnée par toutes les villes d’art du Moyen Âge, l’auteur confondait le pittoresque pictural avec les règles de la vitalité d’une ville. L’Allemagne a construit récemment de grands quartiers de villes sur cet esthétisme, car il n’était question que d’esthétique. »

Le débat est lancé, mais la preuve d’une qualité de vie, incontestable et incontestée, est bel et bien présente dans la Neustadt de Strasbourg, dont la préservation et le maintien de ses éléments les plus remarquables, tels que les menuiseries, les vitraux et les décors intérieurs, restent un sujet sensible, renforcé de surcroît par un Grenelle de l’environnement peu enclin à la conservation des menuiseries exceptionnelles aux vitrages trop fins et parties intégrantes du dessin d’origine. Un autre débat plus que jamais d’actualité…

Serge BRENTRUP
Chef du STAP, ABF du Bas-Rhin

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